Plein emploi : un texte qui inquiète les acteurs de l’insertion en France

Depuis la sortie de crise de Covid-19, de nombreux secteurs sont confrontés à des difficultés de recrutement. En effet, si l’année 2021 a été marquée en France par une croissance du PIB soutenue à 7 % et un recul du taux de chômage, elle a mis en évidence la grande difficulté de recrutement pour certaines entreprises, qui font face à une réelle pénurie de main-d’œuvre. Au total, c’est 362 800 emplois vacants qui ont été comptabilisés au deuxième trimestre 2022. Pour remédier à ces tensions, le gouvernement a fait adopter au Sénat en juillet dernier un projet de loi « Plein Emploi » censé répondre à cette situation en promettant d’agir sur la situation du marché du travail et le taux de chômage qui était au premier semestre 2023 de 7,1%.

Comment expliquer cette pénurie de main d’œuvre ?

Les études montrent des tensions à l’embauche dans la quasi-totalité des secteurs. Le nombre d’emplois vacants augmente très fortement à plus de 72 % par rapport à l’avant crise de Covid-19. Par rapport au 4e trimestre 2019, le nombre de postes vacants a augmenté au deuxième trimestre 2022 de 99 % dans l’industrie, 76 % dans le tertiaire non marchand, 66 % dans le tertiaire marchand et 54 % dans la construction, selon les chiffres de la Dares.

Pour atteindre le « plein emploi » ou tout du moins faire coïncider l’offre de travail et la demande, on pourrait penser qu’il faut accroitre les salaires et améliorer les conditions de travail, pourtant la situation est bien plus complexe que cela.

Plusieurs phénomènes expliquent cette inadéquation entre les formations et les besoins de certaines entreprises : difficultés de recrutement dans les secteurs traditionnels en raison du manque d’attractivité et de valorisation de certains métiers, désertion de salariés confrontés à la difficulté et les contraintes inhérentes à certains secteurs, comme la restauration, séquelles de la crise de Covid-19 qui empêcheraient les entreprises d’offrir des rémunérations attractives pour attirer de nouvelles personnes… 

Que va modifier ce projet de loi ?

Ce texte entend mieux orienter les demandeurs d’emplois vers les métiers qui recrutent ou qui pourraient recruter et ainsi exaucer le souhait du Président de la République de réussir à atteindre un taux de chômage inférieur à 5%. L’idée étant que la France dispose d’une manne de travailleurs mobilisables au sein des bénéficiaires du RSA, des Cap emploi et des missions locales et que les sanctions (appelées « sanction-remobilisation ») prévues par le projet de loi, seraient le seul levier nécessaire pour résorber le nombre d’emplois vacants.

A travers ce projet de loi, les jeunes, les bénéficiaires du RSA, les personnes handicapés et les demandeurs d’emploi devront donc passer par le nouvel opérateur France travail pour bénéficier d’un accompagnement généralisé, modifié et contraint.

Le texte se focalise sur les bénéficiaires du RSA avec l’instauration de contrats d’engagements (heure d’activité minimum, sanction qui varie de la suspension à la radiation). C’était une des promesses de campagne du candidat Emmanuel Macron. L’axe principal du projet de loi est donc la « remobilisation » des allocataires du RSA. Ce qui peut paraître stigmatisant et laisser à penser que les personnes aux RSA seraient les principaux responsables de leur éloignement du marché de l’emploi en raison d’un manque de motivation. De fait la mesure emblématique est la conditionnalité du RSA à des heures d’activité qui suscite d’ores et déjà son lot de critiques.

La droite sénatoriale a souscrit aux objectifs de la loi en durcissant même le texte de départ

Ainsi, sous l’impulsion de la majorité sénatoriale, une durée d’activité minimum de 15 heures (immersion, remise à niveau ou encore formation) a été inscrite dans le texte. Alors même que le gouvernement voulait garder plus de souplesse.

En commission des affaires sociales, les sénateurs de droite ont limité à trois mois de RSA les sommes qui pourront être versées rétroactivement si une sanction est levée. Car en cas de non-respect des contrats d’engagements par les signataires, le texte crée une nouvelle sanction de nature intermédiaire, avant la radiation du RSA. Cette nouvelle sanction, de « suspension-remobilisation » est aussi réversible, dans la mesure où les sommes bloquées sont restituées si le demandeur se conforme à ses obligations. La droite limite donc à 3 mois la rétroactivité. Le gouvernement a laissé faire… Des associations caritatives, rejointes par des syndicats comme la CGT et la CFDT, ont exprimé leur indignation face à cette mesure, une position relayée ensuite par les bancs de gauche au Sénat.

Autre secteur impacté par ce projet de loi, celui de la petite enfance

Le projet de loi, souhaitant s’attaquer aux freins périphériques à l’emploi et tout particulièrement les difficultés liées à la garde d’enfants conduisant des parents à se retirer du marché du travail  ou à réduire leurs activités, prévoit des dispositions pour le secteur de la petite enfance.

Le texte prévoit d’instaurer une nouvelle gouvernance en matière d’accueil du jeune enfant pour lever les « freins périphériques » à l’emploi.

A commencer par la mise en place d’une stratégie nationale définie par le Gouvernement et la commune comme autorité organisatrice de cette politique. En outre, il confie aux communes la qualité d’autorité organisatrice du jeune enfant (qu’elles pourront transférer à l’EPCI), avec pour compétences (obligatoires ou facultatives selon la taille).

Nous avons reporté l’octroi de ces compétences au 1er septembre 2026, afin de tenir compte de l’échéance des prochaines élections municipales. Les sénateurs ont surtout refusé qu’un préfet puisse, en cas de manquement d’une commune, mandater la CAF afin qu’elle élabore le schéma communal et un projet de création de relais petite enfance. Tout comme nous avons rejeté la définition d’une stratégie nationale par arrêté du ministre chargé de la famille, qui aurait encadré, selon nous, l’action des collectivités locales. En séance, le Sénat a adopté un amendement rehaussant de 3 500 à 10 000 le seuil de la population à partir duquel les communes doivent élaborer un schéma pluriannuel sur l’offre d’accueil du jeune enfant.

Un texte qui prend le problème à l’envers ?

Mes collègues sénateurs socialistes et moi-même, ainsi que les autres groupes de gauche, avons exprimé notre opposition à la philosophie générale du texte : stigmatisation des précaires, chômeurs portent la responsabilité de leur perte d’emploi, manque de moyens, culpabilisation, etc…

Car dans la grande majorité des cas, les bénéficiaires du RSA sont souvent éloignés de l’emploi depuis longtemps. Mes collègues et moi-même estimons que la multiplication des sanctions à l’encontre des allocataires augmentera la précarité soit par l’augmentation du non-recours, soit par la multiplication des emplois précaires.

À l’inverse, nous défendons une vision émancipatrice du travail lorsqu’il s’exerce dans des conditions décentes et pour un salaire décent.

Nous avons également souhaité que soit précisé le financement de ces mesures : un meilleur accompagnement des demandeurs d’emploi passera par des moyens humains suffisants. Car si des devoirs font l’objet de sanctions, il faut que les droits soient, eux, renforcés. Or, force est de constater que du côté de l’accompagnement, on assiste à de nombreuses défaillances. Ainsi, l’intensification de l’accompagnement des demandeurs d’emploi nécessite des financements à la hauteur, ce que ne prévoit pas le texte.

Interpellé à plusieurs reprises sur ce chapitre, le Ministre du Travail Olivier Dussopt a renvoyé les parlementaires au projet de loi de finances de l’automne, qui sera l’occasion, selon lui, de « conforter » et d’assurer une « montée en charge progressive » des crédits dédiés aux politiques d’insertion.

Par ailleurs, nous avons pendant les débats dénoncés un texte recentralisateur car les départements et les régions perdent leurs compétences exclusives de formation professionnelle et d’aide au retour à l’emploi.

Nous avons donc voté contre ce texte qui ne répond à aucun de nos critères en matière d’accompagnement de retour à l’emploi et qui en outre réduit la région au rôle d’opérateur de l’État après 40 ans de décentralisation.

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